JIDDU KRISHNAMURTI. L’une de nos grandes difficultés, me semble-t-il, surtout là où une forte tradition est présente, est le fait que, si nous voulons découvrir une autre manière de vivre, nous devons nous y impliquer de tout notre esprit et de tout notre cœur. N’est-il pas en effet capital de changer radicalement de vie ?
L’une de nos grandes difficultés, me semble-t-il, surtout là où une forte tradition est présente, est le fait que, si nous voulons découvrir une autre manière de vivre, nous devons nous y impliquer de tout notre esprit et de tout notre cœur. N’est-il pas en effet capital de changer radicalement de vie ? Ce n’est pas par souci d’adhérer à un plan spécifique ni à une quelconque idéologie, ni pour « coller » à une forme quelconque d’utopie, mais en constatant l’état du monde, sa brutalité et sa violence extrêmes, ainsi que l’énorme souffrance dont il est porteur. C’est en faisant ce constat que devient évidente la responsabilité qui incombe à chacun d’entre nous d’opérer un changement dans notre vie, dans le mode de pensée, les comportements, les attitudes, et même les élans spontanés qui sont les nôtres. […]
Pour comprendre le désordre, nous devons examiner notre vie telle qu’elle est. De quoi est faite notre vie quotidienne ? Si vous êtes capables de ne pas détourner le regard, mais d’observer votre vie quotidienne, qu’en est-il au juste ? Vous êtes à même de constater qu’il y a dans cette vie énormément de confusion, de conformisme, de contradictions, chaque individu s’opposant à l’autre au point que, dans le monde des affaires, on est prêt à s’égorger. Sur le plan politique, sociologique, moral, la confusion est à son comble et, quand vous considérez votre propre existence, vous voyez que, de la naissance à la mort, elle n’est qu’une succession de conflits. La vie est devenue un vrai champ de bataille. Constatez-le : cela n’implique pas d’être d’accord ou en désaccord avec l’orateur, non, mais observez simplement les faits, passez au crible votre vie quotidienne telle qu’elle est. Quand vous observez ainsi, vous ne manquez pas de voir ce qui se passe réellement, à quel point nous sommes dans le désespoir, seuls et malheureux, en proie aux conflits, pris dans cette spirale de la compétition, de l’agressivité, de la brutalité, de la violence. Telle est la réalité de notre existence quotidienne, et c’est ce que nous appelons « vivre ». […]
Nous en sommes au même point qu’il y a cinq mille ans, voire plus : nous sommes bêtes, enclins à la répétition, amers, en colère, agressifs, avec par-ci par-là un éclair occasionnel de beauté, de bonheur. Et entre toutes les choses, il en est une qui nous fait peur : cette chose qu’on appelle la mort. […]
La nature est en passe d’être détruite par les êtres humains en raison de la pollution et de tout ce qui se passe actuellement dans le monde, mais nous regardons la nature avec des yeux qui ont accumulé un savoir concernant la nature, donc à travers une image. Nous regardons aussi les êtres humains à travers le prisme des diverses formes d’a priori, d’opinions, de jugements et de valeurs qui sont les nôtres. Par exemple : vous êtes hindou, tel autre est musulman ; vous êtes catholique, tel autre est protestant ; vous êtes communiste, etc. Il y a une division. Donc lorsque vous vous observez, lorsque vous observez votre vie, c’est à travers l’image, les conclusions que vous vous êtes déjà faites que vous observez et, donc, vous ne voyez pas vraiment votre vie.
Pour être à même de voir votre vie telle qu’elle est, il faut que l’observation se fasse en toute liberté. Vous ne devez pas regarder les choses du point de vue de l’hindou, du bureaucrate, du père de famille, ou que sais-je encore ! Vous devez les regarder en toute liberté. Là est la difficulté. Vous regardez votre vie, les désespoirs, les tourments, les souffrances, l’immense combat qu’est votre vie avec des yeux et des oreilles qui vous font dire : « Il faut que cela change. Il faut passer à autre chose pour rendre cette vie plus belle. » Donc, en réalité, lorsque vous réagissez ainsi, vous n’êtes pas en contact direct avec ce que vous voyez. Est-ce que vous suivez tout cela ? Non pas les explications données en ce moment même par l’orateur, non. Mais êtes-vous, en ce moment-même, en train d’observer la réalité de votre vie, la réalité du regard que vous portez sur elle ? […]
Votre regard passe par le prisme de toutes les images, les traditions, les accumulations d’expériences humaines. Cela vous empêche de voir réellement. Il faut absolument prendre en compte le fait que, pour observer réellement votre vie, vous devez porter sur elle un regard frais, c’est-à-dire dénué de toute condamnation, de tout idéal, de tout désir de la contrôler ou de la modifier. Il s’agit simplement d’observer votre vie.
Le faites-vous en ce moment même ? Vous servez-vous de l’orateur comme d’un miroir dans lequel vous voyez votre propre existence ? […] Etes-vous en train de faire l’expérience ? Si vous ne le faites pas maintenant, vous ne le ferez pas plus tard. Si vous ne le faites pas maintenant, ce n’est même pas la peine d’écouter. Regardez le ciel, regardez un arbre, regardez la beauté de la lumière, regardez les nuages, voyez-en les courbes, la délicatesse. Si vous regardez en l’absence de toute image, vous avez compris votre propre vie.
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JIDDU KRISHNAMURTI
Vers la Révolution Intérieure. Se changer soi-même pour changer le monde » (1971).