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Entretien avec Julos Beaucarne autour du Pardon et du Deuil

Par LAURENCE LATOUR, Rédactrice en Chef à la Fédération de l'Aide et des Soins à Domicile (Juin 2011)


Julos, je me permets de vous dire “tu” puisque nous nous connaissons bien. En lisant ta "Lettre Ouverte" les gens ont parfois l’impression que tu as "pardonné" cet acte terrible. Comme j’ai souvent eu l’occasion d’en parler avec toi, je sais qu’il ne s’agit pas d’un pardon au sens où on l'entend généralement, mais de quelque chose de bien plus fort encore. Plus qu’un pardon, c’est un véritable choix de vie, c’est-à-dire : tu as CHOISI de poursuivre ta vie dans la joie malgré cette souffrance inouïe. D’où tiens-tu cette force-là, Julos ?


Je ne sais d’où vient cette force... Je crois que tout être humain la possède, cette force-là. Je crois aussi que c’est mon épouse qui m’a soutenu, m’a protégé, m’a donné la force de traverser cet enfer. Cette force venue d’ailleurs, c’était comme de l’amour extra-terrestre, comme si malgré cette séparation, nous restions dans la continuité de notre amour jusqu’à la fin des temps, comme si cette séparance apparemment insupportable m’acculait, me forçait à vivre, à continuer ce que nous avions commencé ensemble. Je crois qu’il y a un état de conscience qui perdure après la mort, rien n’est fini. Celles et ceux qui sont morts continuent, ils veillent sur nous, nous donnent des forces et nous font traverser les brouillards de la mort. C’est vrai qu’ici pour moi il ne s’agissait pas de “pardon”, il s’agissait de continuer ma vie et celles de nos deux enfants. Ce n’est pas en maudissant l’assassin qu’on se console de la mort de celle qu’on aime. Toute vengeance physique m’apparaissait comme des coups d’épée dans l’eau. Ce qui m’est arrivé avait un sens mais je ne savais pas lequel… Est-ce que j’en sais davantage aujourd’hui ? Je ne sais pas... La vie que nous vivons, nous autres les humains, me semble plus fragile que jamais. Tous les dangers sont là dans notre société. Par quel miracle passons nous au travers et combien de temps le ferons-nous encore ? C’est peut-être cette expérience incroyable de vivre qui nous donne cette force inouïe… Peut-être, c’est cette poursuite de la joie parfaite malgré vents et marées, malgré les deuils, les guerres, les explosions de réacteurs de centrale nucléaire - que ce soit à Fukushima au Japon, à Doel ou à Tihange pour la Belgique ; nous sommes toujours en train de traverser le feu, de courir d’énormes risques et parfois c’est l’homme lui-même qui est un loup pour l’homme. Quelle absurdité… Nous sommes en plein absurdisthan.

Il y a quelques années, dans l’émission d’Edmond Blattchen “Noms de dieux”, tu as déclaré : “Les morts peuvent plus pour nous que les vivants”. Qu’entends-tu par là, exactement ?


Je crois que les morts n’ont plus rien à perdre. Ils ont tout perdu sauf cette incroyable conscience qu’ils garderont jusqu’à la fin des temps. Et plus ils rencontreront de morts et plus ils les écouteront, plus ils seront conscients jusqu’à la fin des temps. L’état de mort est un état de liberté complète, un état de clairvoyance totale : on n’a plus mal nulle part et on écoute les autres morts qui nous racontent leurs vies et leurs morts… C’est pour cela que les morts en savent plus que les vivants et qu’ils peuvent nous aider, nous les vivants, qui sommes continuellement bousculés et éloignés de la vérité par des gadgets qui nous font perdre le fil de notre vraie vie et la piste vers ce pourquoi chacune et chacun est né. L’au-delà est un lieu magique où chacun raconte sa vie passée de vivant. L’au-delà est un festival de contes permanent.


Dans un magnifique recueil intitulé “9 chemins de non-retour”, tu as écrit ce très beau texte : A présent ils sont tous partis, les policiers, les commissaires, de même l’homme qui t’a déplantée de cette terre, ô ma belle plante d’amour. Je suis seul, nos deux chéris dorment, la nuit est longue, les étoiles tombent comme toi du ciel. Un matin, j’ai vu pointer l’arc-en-ciel et cette année quand je pense à toi, viennent libelluler autour de moi les libellules. Puis-je écrire comment certains soirs, tu me pénètres à la façon d’une prière ? Est-il permis de parler de ta présence, douce et forte et perpétuelle malgré l’absence charnelle ? Ta célébrité a exposé publiquement ce drame terrible qu’une personne anonyme vit autrement plus secrètement. Comment l’as-tu vécu ? Penses-tu que ton métier de poète et de chanteur t’a aidé à libérer ta souffrance intérieure ?


Je bénirai toujours mon métier de batteur de planche ; je n’oublierai jamais l’écriture et la fiction qui nous libère des mondes étroits où la haine et la destruction continuent à faire des ravages, où les faiseurs de morts et de guerre sont plus écoutés que les faiseurs de paix.


36 ans après, tu ne sais toujours pas pourquoi Loulou a été assassinée. Peut-on faire son deuil avec une telle interrogation, Julos ?


Je crois que notre vie est un questionnement perpétuel… Le hasard existe-t-il ? Je n’en suis pas sûr… Y a-t-il quelqu’un quelque part qui comprend les évènements de ce monde ? Pourquoi tant de morts, de bestialité, de haine et de bêtise incommensurable ? Peut-être Loulou a été assassinée pour que nous nous interrogions tous et toutes sur la vie du monde, sur les armes, sur les marchands, sur les massacres perpétrés en Côte d’Ivoire et ailleurs, et que nous prenions en main notre propre destin ? Chaque personne qui prend en main son destin change le destin du monde.

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